Kirikou, une histoire française
Je vais vous raconter une histoire française, 20 ans après. Vous en connaissez déjà les grandes lignes, mais c’est par ce conte que je peux transmettre un message.
Années 90. Un producteur, avec quelque audace (et quelque flair, nous le verrons) décide de produire un long métrage d’animation en France, alors que cela semble voué à l’échec – seuls les américains savent le faire. En plus, l’auteur-réalisateur choisi est inconnu du public, et le cadre de l’histoire, l’Afrique, est non-vendeur, et le scénario simple ne respecte pas les règles des manuels, et les dessins sont inanimables, et les tenues sont impubliables – la liste pourrait être longue. Première épreuve : obtenir l’Avance sur Recette du CNC. Extraordinaire avantage qu’ont les cinéastes français, mais tous ne l’obtiennent pas. Un membre de la commission m’a rapporté la discussion. Les uns disaient : « Ce n’est pas du cinéma, passons à un autre projet ». Les autres : « Mais si, donnons sa chance à un projet atypique ». C’était Jeanne Moreau qui conduisait ce côté, et c’est Jeanne Moreau qui a gagné (surtout moi ! Que serais-je devenu ?…).
Le financement a été laborieusement trouvé, le film s’est fabriqué. Pas de problème d’image au début, mais peu à peu est arrivée la guerre des soutiens-gorge. C’est un épisode que je n’avais pas imaginé en France. L’image montre un village africain traditionnel, tout le monde, hommes et femmes, étant vêtu d’un pagne et torse nu. J’ajoute que le petit héros était tout nu tout au long du film. On m’a bien demandé de mettre des culottes, mais la fixation fut sur les seins plutôt que sur les zizis. J’ai résisté résolument aux soutiens-gorge parce que l’aisance africaine avec les corps (que j’ai connue enfant) était un des éléments à transmettre et un apport de beauté et de pureté. Aux deux-tiers de l’animation, tout est remis en cause. La société de télévision dont nous dépendions pour terminer le film nous a mis devant un choix : mettre des soutiens-gorge (pour pouvoir vendre le film) ou arrêter le tournage. Moment effroyable. Ou j’acceptais la censure des soutiens-gorge, donnant une Afrique fausse et malpropre pour un produit télé ordinaire (indépendamment de l’impossibilité financière d’ajouter des soutiens-gorge APRÈS l’animation), ou je renonçais au film, justifiant les accusations : un français ne sait pas faire un long métrage d’animation, et l’irresponsable réalisateur va provoquer la faillite du distributeur et des producteurs (la sienne aussi – je me serais brûlé auprès de la profession). Pas d’issue. Comment m’en suis-je tiré ? Par un deus ex-machina, comme dans un mauvais scénario. Le décideur-cinéma de cette télévision a été remplacé par un autre décideur. J’ai téléphoné à celui-ci longuement, et il a fini par me dire : « Faites ce film comme vous l’entendez ». Le film est fait comme je l’entendais. Il faut maintenant le distribuer. Personne n’en veut, puisque c’est un long métrage d’animation français. Si, un jeune distributeur basé à Lyon est intéressé. Il n’a pas l’argent d’une campagne publicitaire normale – pas d’annonce-presse, pas de bande-annonce, pas d’affiches dans les rues. Mais il est lui-même un directeur de salle et il connait le terrain. Il choisit les salles dont il apprécie l’esprit, l’AFCAE en tête. Sa stratégie est le bouche à oreille. Il faut garder le film, même s’il semble ne pas avoir de succès, pour laisser le temps au bouche à oreille de s’installer. Et c’est la sortie, le même jour que LE Disney (un choix que j’ai fait), 60 copies contre 600. Les salles courageuses suivent la consigne et tiennent le coup. Première semaine fort calme. Deuxième semaine, meilleure. Troisième semaine, bonne. Quatrième semaine, encore mieux, la progression continue et n’arrête plus. Bientôt, on refuse du monde. Quelque argent arrive. Marc Bonny – c’est le distributeur –, plutôt que de l’utiliser pour une publicité orthodoxe, achète une nouvelle copie, et d’autres, progressivement, en veillant à une habile pénurie – toute salle projetant Kirikou est pleine. Quand le film atteint le million d’entrées, toute la presse pavoise. Ce film qui devait provoquer une levée de boucliers générale n’a suscité que compréhension et harmonie générale, de L’Humanité au Pèlerin. Aucune fausse note. L’approbation des journalistes et critiques dès le début fut un autre bouche à oreille auquel je dois beaucoup. Enfin, le film s’est vendu à tous les pays du monde (en mesure d’acheter un film). Kirikou parle couramment un nombre impressionnant de langues. On évoque facilement le million et demi d’entrées au cinéma comme le grand succès. Le vrai grand succès en provient mais il est ailleurs. C’est le nombre de vidéos achetées, vues et revues dans les foyers, sans limite. Dorénavant, Kirikou fait partie des meubles. À l’époque, un organisme m’avait décerné le disque d’Argent de la vente de vidéos, puis le disque d’Or, puis le disque de Platine, puis le disque de Super-Platine, puis m’avait déclaré : « Vous avez dépassé tous les plafonds, nous ne pouvons plus rien pour vous ».
À l’étranger, lorsque je raconte ce succès historique accompli sans passer par la publicité, on s’exclame : « C’est une histoire française ! C’est impensable ici ». Oui, c’est une histoire française. Le Centre national du cinéma, les cinémas Art et Essai, les aides de la communauté – nationales, régionales, municipales –, la presse, les associations, les individus qui se décarcassent pour apporter autre chose, le public intéressé qui fait l’effort de se déplacer et de parler. C’est une chaîne extraordinaire dont il faut être conscient et qu’il faut entretenir. Cette victoire d’un ouvrage indépendant, volontaire, sincère, et d’un milieu favorable, n’est pas un miracle sans lendemain. Il a suscité de nombreuses autres productions, a permis à des artistes de s’exprimer et d’enrichir notre patrimoine. Et cette une effervescence ne diminue pas.
Merci aux cinémas Art et Essai d’œuvrer pour une civilisation riche et audacieuse, qui va au-delà de nos frontières.
Michel Ocelot
Retrouvez le numéro de septembre du Courrier de l'Art et Essai (n°265)