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Cher Joel, cher Ethan, cher Alfonso

Blood Simple, Fargo, O’Brother, No Country for Old Men, True Grit et bien d’autres pour Ethan et Joël ; Les Fils de l’homme puis Gravity pour Alfonso. Nous avons vu tous vos films. Nous les avons attendus. Impatients comme notre public. Un vrai rendez-vous avec des auteurs que l’on a aimés, admirés, montrés et défendus. Nous avons vu et programmé tous vos films. Tous à l’exception du dernier : Roma pour Alfonso Cuaron et…, quel est le titre déjà, ah oui, La Ballade de Buster Scruggs pour Ethan et Joel Coen.

Que s’est-il passé pour que cette longue relation de confiance et de mise en valeur de vos œuvres sur grand écran, devant un public d’aficionados, s’arrête, comme ça, brutalement ? Les temps changent, c’est tout, répondez-vous en substance dans de multiples entretiens. Oui mais la question est de savoir, dans quel sens et pourquoi ? Pour le bien des diffuseurs ? Des auteurs ? Du public ? Des œuvres elles-mêmes ?

« Il faut s’adapter aux évolutions du public » dixit Joël. Là, nous touchons du doigt une de ces formules rhétoriques de sophistes que n’auraient pas désavoués certains de vos personnages. Car enfin, hier, chacun de vos films pouvait être vu au choix et successivement sur grand écran dans une salle, en VOD, DVD…, sur un petit écran, un ordinateur ou un téléphone portable, sur une chaine cryptée ou pas, ou encore sur une plate-forme. Le public avait donc le choix du lieu, du support, du format, le choix d’être abonné ou de ne pas l’être. Il lui fallait seulement attendre pour accéder aux fenêtres successives. Alfonso, vous vous réjouissez qu’avec Netflix, votre parente mexicaine puisse voir Roma même si elle n’a pas de salles près de chez elle. Mais c’était déjà le cas pour vos autres films par VOD ou tout simplement avec la télévision ! Avec Netflix (nous y venons donc), ce n’est pas vous qui vous adaptez au public mais l’inverse : le public doit s’adapter aux choix que vous avez fait : confier l’exclusivité durable de votre dernière œuvre à une plate-forme. Le choix que vous laissez à votre public, c’est : ou bien vous vous abonnez à Netflix et vous pouvez découvrir notre film sur un petit écran, ou bien vous ne le voyez pas. Ce n’est pas un choix, c’est une obligation, en tout cas pour vos fans. Et cette obligation n’est pas temporaire, au contraire elle est durable, ce que peu écrivent noir sur blanc. Cela s’appelle la privatisation d’une oeuvre.

Les temps changent donc et le public (comme les auteurs ?) doit s’adapter aux stratégies commerciales des nouveaux diffuseurs d’envergure mondiale. Mais si l’on jette un coup d’œil rétrospectif à l’histoire du cinéma, on constatera que toutes les évolutions, adaptations, mutations du cinéma se sont faites dans le sens d’un progrès concret, technique, objectif : passage au parlant, à la couleur, au cinémascope, au Dolby, confort des salles… À chaque fois, il s’est agi d’améliorer la qualité du spectacle cinématographique et la valorisation des œuvres, quand bien même la diffusion décalée de cette œuvre se démultipliait au fil des ans sur d’autre supports. Quand on regarde vos génériques qui durent de longues minutes, on est impressionnés par le nombre d’acteurs, de techniciens qui ont tout fait pour donner à la lumière, au cadrage, aux décors, aux costumes, au son, au montage, au mixage, à l’étalonnage un soin extrême.

A cette lumière, le choix de la diffusion exclusive et durable d’un film à l’ambition cinématographique sur une plateforme payante n’est pas un progrès mais une régression. En faisant ce choix, vous assumez un double renoncement. Vous renoncez à la valorisation optimale et technique de votre œuvre sur un grand écran et via une chaine sonore qui restituent les subtilités, les nuances de votre travail. Et vous renoncez à la dimension collective de la découverte de votre œuvre. Vous renoncez au fait que votre film soit un spectacle public. Ce n’est pas rien tout de même. Bien sûr, aujourd’hui le visionnement d’une œuvre cinématographique se fait très majoritairement sur un autre support que le grand écran, est-ce une raison valable pour s’en passer complètement ? Est-ce qu’un compositeur, un musicien, un chanteur renoncerait aux concerts sous prétexte que la plupart des gens écoutent ses œuvres sur Youtube ou bien sur une plateforme dédiée.

La vraie raison du passage de votre film exclusivement sur Netflix, elle est commerciale, financière. L’enjeu n’est pas de savoir qui regardera votre film et dans quelles conditions mais comment il sera financé et combien il rapportera (en publicité et en abonnements). Netflix est une entreprise d’envergure mondiale qui a bien compris qu’elle devait proposer des films en exclusivité pour aller chercher encore et toujours plus d’abonnés. Il lui fallait de l’image et des noms. De l’exclusivité et du prestige. Les Coen et le Lion d’or, et pourquoi pas un Oscar. Un vernis artistique, une publicité mondiale, c’est cela que vous apportez à Netflix, le reste est secondaire. D’ailleurs, vous aurez remarqué que contrairement au film de Susanne Bier (45 millions de visionnements à travers le monde ! selon la plate-forme), Netflix ne communique pas sur le nombre de « spectateurs » de vos films. Combien d’abonnés ont regardé le Lion d’or, un magnifique film mexicain en noir et blanc sans aucun acteur connu ?

Mais pourtant, ne devrions-nous pas nous réjouir qu’un nouvel opérateur puissant investisse dans des œuvres de qualité. Oui, mais à plusieurs conditions, conditions que de nombreux producteurs et diffuseurs respectent (en particulier en France), ce qui n’est pas forcément le cas de Netflix. Alors quelques questions simples pour terminer. Est-ce que le fait d’avoir acheté un film mexicain en noir et blanc est le signe d’une stratégie volontariste de défense de la diversité qui ira au-delà des seules productions anglo-saxonnes ? Est-ce que Netflix (comme d’autres) envisage de respecter les règles de fiscalité des pays où il diffuse, contribuant ainsi à la vie commune d’un territoire dont il tire des profits ? Est-ce que Netflix est susceptible de produire ou d’acheter des films critiques envers l’Iran, la Chine, la Russie, le Brésil, l’Arabie saoudite, la Turquie ? Si Netflix montre un vrai empressement à financer les films de grands auteurs confirmés, aura-t-il la même motivation à suivre des nouveaux talents ? Continuera-t-il même à financer ces grands talents s’il atteint ses objectifs d’abonnés ? Est-ce que vraiment la contribution de Netflix à la production et/ou à la diffusion était indispensable à votre film ou bien s’agit-il d’un choix délibéré et assumé de votre part ?

En tout état de cause, si vous êtes « seulement » des cinéastes, sans doute est-il bon (pour le public, les médias, les élus) de rappeler que le développement d’un opérateur à la surface mondiale, dont le nombre d’abonnés se compte dorénavant en centaine de millions, est tout, sauf neutre. Ainsi, confier votre film à Netflix, c’est non seulement renoncer à la possibilité offerte de voir vos titres en salles de manière collective, mais  aussi apporter votre nom et, de ce fait, cautionner un opérateur puissant qui sait profiter d’un système et ne pas s’y conformer quand cela est contraire à ses intérêts. Comment jouer avec quelqu’un qui change les règles du jeu à son seul profit ? En tentant de lui faire respecter les règles ou bien en rejoignant son camp ? À chacun sa réponse. Meilleurs vœux pour l’année 2019 !

François Aymé
Président

Retrouvez le numéro de janvier du Courrier de l'Art et Essai (n°267)

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