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Capter le public, construire le public

Un homme intègre de Mohammed Rasoulof (ARP Sélection)

CAPTER LE PUBLIC, CONSTRUIRE LE PUBLIC

Ce qui a pu être particulièrement flagrant en cette rentrée, c’est que de nombreux films Art et Essai n’ont pas du tout trouvé leur public dans de nombreux multiplexes de province et de périphérie*. Ce n’est pas nouveau, mais le phénomène semble s'amplifier. Le même film, dans la même version, dans des conditions de projection et de tarifs comparables, va rencontrer son public dans un cinéma Art et Essai et passera à côté dans la plupart des multiplexes de périphérie. La différence vient non seulement de l’identité et de la ligne éditoriale du lieu Art et Essai, mais également du lien de confiance, de fidélité et de proximité qui a été tissé au fil du temps, et des animations. Nous touchons là à un distinguo essentiel entre deux façons de « toucher» le public.

La plupart des multiplexes de périphérie cherchent, à partir de règles marketing de base, à capter un public. Avec l’équation suivante : un bon emplacement (population, accessibilité et parking, environnement commercial…), plus un grand nombre de salles, égal à un potentiel de fréquentation suffisant pour non seulement amortir l’investissement, mais dégager une marge bénéficiaire. Ce modèle dominant bâtit sa prospective sur le public des films « mainstream », autrement dit les 100 films grand public (soit deux par semaine) qui font l’essentiel de la fréquentation. Un public qui répondra (éventuellement) présent à des titres (entre film d’action américain, film d’animation familial et comédie française), dont le propos, le genre et le style sont facilement identifiables par le public, des films portés par une forte notoriété en raison du casting, du réalisateur, des personnages de bande dessinée ou du livre adapté. Notoriété renforcée par une campagne publicitaire coûteuse.

Bien entendu, le cinéma Art et Essai ou de proximité, lui aussi, va programmer les films dits «porteurs» qui font l’essentiel de la fréquentation. Mais il va également construire un public, lui donner des conseils, stimuler sa curiosité, programmer des œuvres originales, les accompagner. Tant et si bien que dans ces lieux une partie du public sera prête, disposée, à voir « autre chose». Et c’est grâce à ce travail souvent invisible, mais constant, que de nombreux films trouvent une large part de leur audience en salles.

En 2015, la société Pathé ouvrait un magnifique cinéma (Les Fauvettes) à Paris dédié à une programmation de patrimoine. Les salles étaient superbes, bien situées. Deux ans plus tard, faute de résultats probants, Pathé revenait sur son positionnement initial et remettait en place une programmation généraliste. Il avait cherché à capter un public quand le cinéma de patrimoine implique qu’on le construise sur une longue durée.

Mais les films se regardent sur une multitude de supports, et la construction du public dépasse largement le travail des salles de cinéma (même si elles en prennent une part significative). Le public des cinémas (comme celui de la presse, de la télévision…) vieillit, celui des salles Art et Essai, a fortiori. C’est un fait avéré qui a une explication générationnelle. Des années 1950 aux années 1990, un large public cinéphile (alors jeune) a été construit. Il a été construit par la télévision (Monsieur Cinéma, La Dernière Séance, Les Dossiers de l’écran, Cinéma Cinémas, Étoiles et toiles, les ciné-clubs d’Antenne 2 et FR3…), par les nombreuses revues d’alors (La Revue du cinéma, Cinématographe, Positif…), par les festivals, les cinémathèques et les salles. Il ne s’agit pas ici de verser dans la nostalgie, mais simplement de rappeler que, s’il y a aujourd’hui des centaines de milliers de spectateurs qui sont prêts à voir des films d’horizons et de styles divers, en version originale, cela est dû notamment au travail de gens de cinéma, aussi passionnés que désintéressés, qui ont su transmettre leur goût du 7e  Art. Des pans entiers de ce travail ont été délaissés, voire abandonnés. Néanmoins, des journalistes, des exploitants et des festivals continuent d’accueillir et de construire, avec un succès certain, ce public. L’enjeu est d’arriver à le renouveler. Encore faut-il que le contexte professionnel et politique y soit favorable.

Aussi, quand le CNC et le ministère de la Culture rappellent leur attachement au principe de la régulation, réforment l’Art et Essai, maintiennent l’enveloppe de l’aide sélective à la modernisation des cinémas, mettent en place le co-financement avec les régions de postes de médiateurs culturels, annoncent une implication plus forte dans l’éducation artistique, nous saluons et soutenons ces positions. En revanche, quand le gouvernement baisse brutalement le nombre de contrats aidés, re-concentre au sein du CNC les aides aux festivals et aux associations territoriales actuellement gérées en régions par les DRAC, nous nous interrogeons. De même, quand il annonce la création d’un « Pass Jeune », nous sommes inquiets. Car il s’agit, pour nous, d’une fausse bonne idée, fort coûteuse, déjà expérimentée avec des résultats plus que décevants (en Italie, en Île-de-France), qui repose sur une croyance soit naïve, soit démagogique : le seul obstacle à l’accès à la culture en serait le coût. Cet obstacle levé, le « jeune » serait spontanément avide de culture ! Oui, certes, mais comme on l’a vu précédemment, il se tournerait d’abord, et malheureusement sans doute, exclusivement vers le « mainstream ». L’intention généreuse pourrait de fait renforcer une normalisation de la création.

Les doubles stratégies de captation et de construction du public sont anciennes. Elles ont même quasiment toujours existé. La question, aujourd’hui, est de savoir si elles peuvent continuer à « co-exister ». Dans le contexte mondial de grandes manœuvres entre géants du numérique et géants d’Hollywood, c’est la logique de captation de public, particulièrement à l’œuvre dans la vente des abonnements, qui prédomine et qui risque de devenir la règle. L’étouffement des acteurs de la « construction » du public obérerait la création Art et Essai en général, et française en particulier.  Nous sommes sur ce sujet à la croisée des chemins et les choix des pouvoirs publics en la matière risquent d’être décisifs. Laisser se développer de manière prédatrice les stratégies de captation du public, qui relèvent d’une démarche commerciale et d’intérêts privés à court terme, ou bien soutenir les stratégies de construction du public, qui relèvent d’une démarche culturelle et de l’intérêt général à long terme (des œuvres, des territoires, du public).

François Aymé
Président

* Nous parlons ici essentiellement des multiplexes de périphérie, la situation étant bien différente pour les multiplexes de Paris intra-muros et des centre-villes des grandes agglomérations.

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Edito

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