Essayer, tenter, oser
L’année que nous venons de vivre, la première sans fermeture depuis deux ans, avec ses 152 millions d’entrées, doit être vue comme une année de transition vers un retour progressif des spectateur·rices en salle. Les cinémas classés Art et Essai avec 53 millions d’entrées voient leur part de marché passer de 30,3 % (moyenne 2015-2019) à 34,9 % en 2022. Une très belle réussite qui est soulignée par le retour plus rapide qu’ailleurs des spectateur·rices dans nos cinémas et ce malgré une offre de films qui cherche encore son équilibre. Les films étrangers ont manqué : peu de films américains d’auteurs et moins de grands films d’autres nationalités qui marquent la richesse des salles françaises et définissent leur spécificité sur l’échiquier mondial. La production française a été très forte avec 310 films et parmi ceux-là, un exemple sur lequel je souhaiterais appuyer une réflexion.
Après Les Deux Amis et L’Homme fidèle, le 22 décembre 2021, la société Ad Vitam sortait sur une centaine de copies le film La Croisade, réalisé également par Louis Garrel. Le 12 octobre 2022, la même société de distribution défendait L’Innocent, toujours du même réalisateur, sur une combinaison de 363 salles. Le film encore sur les écrans cumule plus de 700 000 entrées et sa sélection au Festival Cinéma Télérama/AFCAE va sûrement augmenter ce score. Qu’est-ce qui fait la différence entre ces films, tous recommandés Art et Essai, du même réalisateur ? Qu’est-ce qui fait que la dernière de ses créations rencontre massivement le public et devienne le 2e film Art et Essai au box-office de 2022 (derrière En Corps de Cédric Klapisch) ? La qualité du film ? Son scénario, sa production, sa mise en scène, ses acteur·rices ? Les conditions de sortie, les moyens de promotion, le nombre de salles, le nombre de séances, les critiques de la presse ? La sélection au Festival de Cannes, sa projection aux Rencontres nationales Art et Essai, son soutien par l’AFCAE et sa diffusion dans les salles Art et Essai où il réalise 57,6 % de ses entrées ? Sûrement un peu de tout cela en vérité et des choses qui nous dépassent parfois.
Si la vie professionnelle des cinéastes est faite de hauts et de bas, de succès tantôt attendus tantôt « surprises », il faut des partenaires pour les accompagner fidèlement et permettre la découverte, l’éclosion et la reconnaissance du talent. Une solidarité de la filière qui doit continuer d’exister.
Dans une économie de prototype, les producteur·rices et distributeur·rices prennent des risques pour accompagner les créateur·rices : celui de produire dans une économie fragile et celui de distribuer dans une concurrence forte et inégale. Au bout de la chaîne, les salles de cinéma Art et Essai défendent des oeuvres originales auprès de leur public, en tentant de positionner chaque film à sa juste place. Cette éditorialisation de la programmation doit, aujourd’hui plus que jamais, être valorisée et accompagnée de pédagogie en direction des spectateur·rices.
Venir voir un film au cinéma, c’est s’exposer à être conqui·e ou déçu·e, à être choqué·e ou touchée·e, à pleurer, à sourire. Le cinéma Art et Essai touche notre individualité sensible et notre subjectivité dans un lieu où les sentiments sont partagés ensemble. C’est dans cette prise de risque collective et individuelle que réside le plaisir cinéphile. La vie d’un film n’est jamais jouée d’avance. C’est l’essence même de l’idée Art et Essai. Essayer, tenter une idée que l’on pourrait trouver obsolète dans une société portée vers le résultat immédiat, mais qui correspond pourtant très bien aux films que nous défendons : objet unique, artisanal mais technique, issu du travail d’une équipe et pourtant porté par un·e auteur·rice, qui peut par un plan, une image, passer du statut de chef-d’oeuvre à celui de navet. Toute la notion d’essai, de tentative liée au cinéma est une réalité à réexpliquer quotidiennement à des spectateur·rices de plus en plus habitué·es à des produits audiovisuels tièdes ou convenus.
On a pu avoir le sentiment cette année que le public avait la volonté de jouer gagnant à chaque séance, de vouloir rentabiliser à coup sûr une sortie du domicile qui demandait du temps, de l’anticipation et un peu d’argent. Si nous ne pouvons pas promettre aux spectateur·rices qu’un film leur plaira à coup sûr, nous pouvons, par nos choix de programmation revendiqués, essayer de leur apporter la découverte d’un·e auteur·rice, d’une singularité narrative et esthétique, la découverte d’un univers, d’une histoire. C’est aussi ce que nous devons aux cinéastes, pour qui les résultats plus confidentiels de certains premiers films peuvent amener à un succès national, comme cela a été le cas cette année pour Louis Garrel, mais également pour Alice Winocour, Dominik Moll, Stéphane Brizé, Carine Tardieu, Ruben Östlund, Rebecca Zlotowski… car leurs films ont trouvé leur public majoritairement dans nos salles.
Pendant ces deux premiers mois de présidence, j’ai rencontré nos partenaires (ACID, ADRC, DIRE, GNCR, SRF, SDI, SCARE, SPI, UPC,...), beaucoup de nos adhérent·es à travers nos assemblées générales, les rencontres professionnelles et les festivals. Nous avons beaucoup parlé de cette notion Art et Essai, de la recommandation des films, de la composition de son Collège et de la place de l’AFCAE. Il faut faire preuve de pédagogie pour rappeler le rôle technique de notre association dans la recommandation des films, mission déléguée par le CNC, et l’importance d’une telle organisation voulue par l’État pour garantir l’intégrité des décisions. Je souhaite partager avec les membres bénévoles du Collège de recommandation toutes ces interrogations et les remercier pour leur rôle essentiel, à la hauteur de celui des plus grands festivals pour la reconnaissance des films Art et Essai. Nous aurons l’occasion de le faire très prochainement à travers un temps d’échanges et de réflexion. De la même façon, nous avons initié avec les groupes de soutien de l’AFCAE un vaste chantier sur les soutiens aux films et sur les outils proposés aux salles. Chaque groupe fera des propositions qui seront débattues en Conseil d’administration et présentées lors des prochaines Rencontres nationales Art et Essai de Cannes. Ces chantiers s’inscrivent dans une dynamique volontariste de construire une image positive de nos salles et des films que nous défendons. L’opération Coup de Cœur Surprise, lancée il y a un an et demi, et qui s’installe durablement en 2022 est la preuve de la totale confiance des spectateur·rices en la salle de cinéma et en l’équipe qui l’anime au quotidien.
Guillaume Bachy,
Président de l’AFCAE