L’avenir du cinéma à l’époque des bouleversements politiques
Cet édito écrit le soir du 9 juin 2024 se doit de prendre en compte les résultats des élections européennes et l’annonce par le président de la République de la dissolution de l’Assemblée nationale. Les résultats qui arrivent montrent une victoire très large des partis nationalistes dans une grande partie des pays européens. En France, les résultats aboutissent à des élections législatives anticipées qui auront lieu le 30 juin et le 7 juillet. Diversité, pluralité, ouverture sur le monde, lieux de débats et de rencontres, la dynamique des salles Art et Essai va à l’encontre du vote du 9 juin. Dans le rapport moral présenté à Cannes, je faisais part des inquiétudes du Conseil d’administration sur les budgets européens alloués à la culture, mais aussi sur la peur de voir s’installer au niveau européen le repli sur soi, le soutien à des idées et à des valeurs qui ne pourront jamais correspondre à nos aspirations. Face à ces bouleversements politiques, nous avons l’obligation dès aujourd’hui de nous interroger sur les implications possibles sur notre filière : quelle place pour la culture et pour quelle forme de culture dans le futur ? Quels soutiens aux arts, aux artistes et aux lieux de diffusion ? Qu’en sera-t-il de notre exception culturelle au niveau européen et mondial ? Quels films seront produits, distribués et exploités en France dans l’avenir ? Ces élections amènent une zone d’incertitude très forte à laquelle il nous faudra faire face. Dans ce contexte incertain, une autre source de préoccupation est la baisse des entrées en salles sur ce deuxième trimestre. Très peu de films rencontrent leur public. À une exception près, les films passent les uns après les autres sans retenir l’attention des spectateur·rices. Les chiffres le montrent, l’année 2024 est en dessous de 2023 de 11,6 % actuellement. En ces temps difficiles, il est essentiel de se tourner vers des paroles fortes et inspirantes, et c’est à Cannes que nous avons pu entendre l’une d’elles : « Regarder un film avec d’autres dans une salle de ciné est une formidable expérience collective. Ensemble nous partageons les rires, les chagrins, la colère, la peur, dans l’espérance d’une catharsis commune. Et c’est ce qui est sacré. Alors je l’affirme : le futur du cinéma est là où il a commencé : dans la salle de cinéma. » Ainsi s’exprimait Sean Baker au moment de recevoir la Palme d’or du 77e Festival de Cannes pour son film Anora, l’histoire tragi-comique d’une travailleuse du sexe. On ne peut que remercier le réalisateur américain de sanctuariser la salle de cinéma comme le lieu où naissent et vivent les films. Quelques heures avant, le jury du Prix des Cinémas Art et Essai remettait son prix au formidable film Les Graines du figuier sauvage, fiction du cinéaste iranien Mohammad Rasoulof, qui intègre dans son récit des séquences vidéo filmées lors des manifestions pour la défense des droits des femmes en Iran. Des images petit format qui prennent toute leur dimension sur grand écran. Et si la pratique de cette aventure collective est une évidence pour les habitué·es de nos salles, elle n’est pas acquise pour tout le monde. La découverte passe par l’accompagnement, par la formation, et ce dès le plus jeune âge. Pourtant, très près de chez nous, le travail d’éducation au cinéma, qui prépare les plus jeunes à découvrir la salle, est mis à mal. Nous l’indiquions déjà dans notre éditorial du mois de janvier, les dispositifs scolaires Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma, deux projets culturels parmi les plus anciens partagés par les deux ministères (Éducation nationale et Culture), sont en danger. Le sujet était d’ailleurs au coeur d’une partie de nos échanges lors de notre dernière Assemblée générale à Cannes. Les participant·es expliquaient que la mise en place du guide de remplacement de courte durée par l’Éducation nationale et l’obligation de la formation des enseignant·es hors temps scolaire avaient largement impacté les inscriptions et la participation des enseignant·es. Les salles Art et Essai sont les premières et principales partenaires des dispositifs scolaires et des équipes éducatives. Ces deux dispositifs représentent 820 000 élèves inscrit·es et 2 millions d’entrées. Aucune autre pratique culturelle ne peut se targuer d’une si grande réussite ni d’une organisation nationale aussi bien encadrée et administrée. Dans la recherche d’égalité sociale dans nos territoires, des plus urbains au plus reculés, les dispositifs scolaires sont une pierre angulaire pour une culture accessible pour tous·tes et partout. Lors de notre rencontre à Cannes avec la ministre de la Culture Rachida Dati, nous avons porté conjointement avec la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) notre inquiétude concernant les actions d’éducation au cinéma et notre souhait de voir les deux ministères s’entendre sur une exception à la réforme pour les formations et les sorties culturelles. Si l’écoute a été bienveillante, il faudra encore beaucoup argumenter pour espérer obtenir gain de cause. Pourtant, au moment où la commission Enfants et Écran remettait son rapport et dénonçait le risque pour la jeunesse des écrans individuels, des réseaux sociaux, de la marchandisation du temps de cerveau disponible, il nous paraît évident que l’éducation au cinéma et aux images est une des réponses possibles à la perte de repère entre réel et virtuel, au repli sur soi, à la désinformation, à la déshumanisation. Elle s’ajoute à la volonté annoncée du CNC de reconnaître dans le classement des salles Art et Essai le travail en direction des 15-25 et la continuité de cette implication de nos salles pour accompagner les nouvelles cinéphilies, faire découvrir des nouvelles·aux créateur·rices et renouveler le public des salles. Si la jeunesse est la richesse d’une nation, la nôtre vaut bien quelque séances de cinéma en salles avec l’espoir que cela permette de s’ouvrir aux autres et de faire disparaître la peur et l’isolement.
Guillaume Bachy, président de l'AFCAE