Performance et contre-performance
Pendant ces deux ans de pandémie, en tant que président de l’AFCAE, j’ai rarement été autant sollicité par les journalistes.
Tout comme la plupart des responsables d’organisations professionnelles de la filière cinéma. 300 jours de fermeture des salles de cinéma, il faut dire que ce n’est arrivé qu’une fois dans le siècle ! On peut évidemment se réjouir de cette grande attention toute légitime. Mais cette série d’entretiens et d’articles laisse un goût d’amertume et d’inachevé. Au-delà de la gêne
persistante à être considéré avec compassion comme un malade sous perfusion, nous sentions bien l’envie sous-jacente de pouvoir annoncer, sinon la mort des salles de cinéma, du moins une forme d’agonie. Non pas une information dûment vérifiée mais une prédiction dont il fallait trouver à tout prix les prémices. Le rappel à l’Histoire sonnait comme une incongruité. Pourtant, cette Histoire nous enseigne que chaque nouveau média, chaque nouveau mode d’expression n’efface pas ses prédécesseurs mais s’y ajoute. Ni la radio ni la télé n’ont balayé la presse écrite. Le cinéma n’a pas effacé le théâtre. Et Internet et les portables n’ont pas tué la télé. Non, en revanche, chaque nouveau média a bien bousculé les anciens, souvent brutalement, modifié les comportements, changé les publics et affecté ce que l’on appelle les « contenus ». Sans parler des modèles économiques. Et c’est bien l’analyse en profondeur et en nuances de ces mutations, avec l’ensemble de ses enjeux, qui fait défaut encore aujourd’hui. Les médias ont préféré commenter un match. Les matchs c’est bien, il y a du suspense, un enjeu, un favori et un outsider. Et, à la fin, un vainqueur. Il fallait donc commenter le match Cinéma en salles versus les plateformes. Les ringards contre les modernes. Sortir ou rester chez soi. La machine anglo-saxonne à cash contre les cinémas qu’il faut subventionner par temps de pandémie. Léa Salamé pose LA question à Yannick Jadot, candidat à la présidentielle : « Vous êtes sortie ciné ou Netflix» ? Comme si on devait choisir entre dîner chez soi et aller au restaurant... Pour ce qui est d’une véritable question sur ses propositions en matière culturelle, dommage, on repassera. Je caricature ? Même pas. Nous assistons, ces derniers temps, à la montée en flèche du succès public et commercial comme mètre étalon de la réussite. La dimension artistique est clairement mise au rayon des produits en voie de péremption. Le succès public est un fait concret, quantifiable, objectif. Simple. Imparable. Squid Game est un succès mondial. Bravo. Mais encore, quel est son propos sur la violence et la compétition à outrance ? Dénonciation ou complaisance ? On verra plus tard. L’acteur des Tuche est invité à la matinale de France Inter. Pourquoi pas, la série cinéma fait un tabac. Que dit ce succès ? La question ne sera pas posée, on assistera incrédule à quelques minutes de pure promo courtoise. Les résultats d’audience ou de fréquentation sont bien des informations essentielles, objectives et même indispensables (cf. pages 2 et 3 de ce Courrier) mais considérer que, pour l’audiovisuel et les films, ces données doivent éclipser toute autre forme d’appréciation est une grave erreur.
Une erreur qui réduit la vision du cinéma à une activité exclusivement économique et commerciale, où les « performances » constituent les indicateurs n°1, comme dans une compétition sportive. Une vision à laquelle les journalistes mais également les élus ne sont pas insensibles. Le sophisme « si ça marche, c’est que c’est bien » relève du bon sens. Un « bon sens » qui permettrait d’affirmer que TF1, c’est mieux qu’Arte, que Les Tuche, c’est mieux qu’Illusions perdues, que Spider-Man est le meilleur film de l’année et que mieux vaut produire des divertissements ou des films de genre que des films d’auteur.
Après un siècle de valorisation du cinéma en tant que champ artistique via les revues, les festivals, les cinémathèques, les salles Art et Essai, le travail du ministère de la Culture et du CNC, il y a comme une tentation de régression culturelle face à la fascination du succès économique éblouissant. Le cinéma comme enjeu artistique, éducatif, urbain, social, en un mot politique doit être remis sur la table. Encore et toujours. A fortiori, pendant ces temps de campagne présidentielle. Dire que la culture est absente des débats et des propositions est une litote. D’ailleurs, qui s’en soucie ? Les thèmes de la sécurité et de l’immigration se sont retrouvés en pôle position médiatique pendant de longues semaines. Et quand les deux candidats d’extrême droite, possiblement qualifiés au second tour de l’élection présidentielle, parlent culture, c’est pour proposer de supprimer, purement et simplement, le service public de l’audiovisuel (sachant que les Britanniques s’apprêtent déjà à sauter le pas !). On en revient à cette vision privée et commerciale qui s’installe tranquillement dans les esprits. Cela n’a pas l’air de choquer grand monde. Selon les sondages, les deux candidats d’extrême droite rassembleraient près d’un électeur sur trois, plus que tous les candidats de gauche réunis. On en revient à l’Histoire. L’extrême droite n’a jamais été la solution ou le remède, mais plutôt le symptôme. Le symptôme que le vivre-ensemble était bien mal en point. Et pour essayer de le soigner, de le raccommoder, l’attention au social, à l’éducation et à la culture devrait redevenir une priorité. Car parmi les lieux du vivre-ensemble, il y a bien l’école, l’entreprise, le monde associatif, les librairies, les salles de spectacle, les bibliothèques, les cinémas... L’oublier constituerait une « contre-performance » historique.
François Aymé
Président de l'AFCAE