LE PARADOXE FRANCAIS
Plus de 15 jours de rencontres et de festival à Cannes, pour celles et ceux qui ont pu y rester dans son intégralité, c’était, à travers la compétition officielle mais également l’ensemble des sélections, l’occasion de découvrir toute la diversité du cinéma mondial. La Palme d’or à Justine Triet, pour son film Anatomie d’une chute, a fait depuis couler beaucoup d’encre, physique ou numérique, mais on y parle beaucoup moins de scénario ou de mise en scène que de politique et d’engagement. Pourtant cela ne devrait surprendre personne qu’une artiste prenne la parole sur le monde qui l’entoure et précisément sur ce qu’elle connaît : le mode de production du cinéma français. D’autant plus quand on se souvient que Justine Triet a commencé son travail de cinéaste par le documentaire, avec un premier court métrage où elle s’immergeait au coeur des manifestations étudiantes, plus tard avec son premier long de fiction dans lequel elle mettait en scène une journaliste devant le siège d’un parti politique lors du deuxième tour des présidentielles. Pour Justine Triet, le cinéma est politique. Or que dit-elle dans son discours ? Qu’elle a eu la chance dans son parcours professionnel d’avoir un système français qui, depuis 1946, aide la création, la diversité et permet l’émergence de nouvelles générations de cinéastes et de créateur·rice·s. Elle explique sur la scène du plus grand festival du monde, devant toutes les télés du monde, que le modèle français a permis le maintien de la production nationale de grande qualité et par là même celui d’espaces de diffusion, avec les salles en premier lieu mais aussi les festivals, qui n’existe nulle part ailleurs. J’en fais une interprétation plus large mais qui me semble juste. Car, rappelons-le ici, le système de répartition du cinéma s’appuie sur la collecte de taxes prélevées sur les revenus du secteur qui, gérées par le CNC, participent au principe de redistribution sur l’ensemble de la filière. Dans nos échanges avec nos collègues à l’international au sein de la CICAE ou avec nos partenaires institutionnels en France, la pédagogie et l’explication de ce modèle unique sont au cœur de nos réflexions. Et quand la Corée du Sud ou les Landers allemands souhaitent réformer leurs institutions culturelles, ils se tournent vers la France pour concevoir leur modèle. C’est tout à l’honneur du modèle français de favoriser la diversité, la pluralité, l’éclectisme. On n’ose imaginer un fléchage des aides qui viendrait contraindre ou empêcher la création, l’action culturelle en fonction des prises de position des cinéastes ou des acteur·rice·s des politiques culturelles. Soyons fiers de ce système et restons vigilant·e·s pour qu’il perdure.
Dans cette perspective vont s’ouvrir prochainement les premières concertations suite à la publication du rapport Lasserre. Comme nous l’avons annoncé lors de notre Assemblée générale à Cannes, nous répondrons à l’invitation du CNC dans la perspective d’échanges constructifs et apaisés. Forts de notre expertise et de nos 1 250 adhérent·e·s, nous porterons l’idée d’une sélectivité plus juste qui repose sur des critères qualitatifs (d’animations, d’accompagnements), de diversité des programmations, sur un meilleur équilibre entre les territoires, sur une meilleure valorisation des labels et une attention particulière aux actions 15-25. Lors des concertations, nous serons vigilant·es au fait que la notion d’Art et Essai conserve sa pluralité et ne devienne pas un axe de programmation élitiste qui exclurait de fait une partie des spectateur·rice·s. Pour l’AFCAE, la volonté de classement des salles doit rester entre les mains des exploitant·e·s en prenant en compte des facteurs sur lesquels nous avons une action directe, c’est-à-dire : la programmation, l’animation de nos lieux et la connaissance de notre public dans chaque territoire. Nous le savons, cette réforme nécessitera sûrement un plus grand investissement pour certaines salles classées. C’est pourquoi nous serons à vos côtés pour vous accompagner dans cette évolution. Pour aider les salles, nous continuerons à mettre en place des actions nationales à travers nos groupes et comités de soutien et à accompagner les projets locaux à travers le groupe des associations territoriales. Pour le début de la saison prochaine, nous travaillons à la mise en place de nouvelles actions qui devraient nous permettre de gagner en visibilité auprès du public. Le rapport Cinéma et régulation a été suivi de deux autres publications du Sénat, l’une émanant de la commission des Finances, la seconde de celle de la Culture. Si nous pouvons nous réjouir de voir les élu·e·s de la République se saisir des questions de politiques culturelles, il nous reste cependant l’impression amère de ne pas partager la même vision, les mêmes ambitions, concernant notre exception culturelle. En effet, les deux rapports tendent vers une volonté de traiter le cinéma français comme un exercice budgétaire, qui doit trouver son équilibre, voire idéalement finir en excédent, lors du bilan de l’année. On y parle d’un trop-plein de films (sans dire lesquels), de 100 % des élèves en salle de cinéma (sans expliquer comment), du classement Art et Essai (sans avoir forcément reçu l’AFCAE, pourtant seule association nationale sur le sujet). Au moment même où une réalisatrice française remporte une nouvelle Palme d’or (la 2e en 3 ans), où le documentaire d’auteur français rafle l’Ours d’or à la Berlinale et où la part de marché du cinéma français reste à un très haut niveau, il me semble au mieux déplacé, au pire complétement contreproductif, de vouloir transformer en profondeur un système qui montre son efficacité à tous les niveaux, avec un rayonnement international inégalé. S’il est un équilibre à trouver à l’intérieur du système français, celui-ci serait de soutenir à sa juste mesure l’indépendance, qui repose sur des individus motivés pour défendre une certaine idée du cinéma, de la production à la diffusion. Espérons que le discours de Justine Triet entre en résonance avec une autre façon de travailler les films, dans le respect de la diversité des salles.
Guillaume Bachy, président de l'AFCAE